Sans entrer dans l’étude approfondie de la cosmologie de Boehme, cet extrait soulève déjà pas mal de réflexions à étudier ou à méditer. «L’imagination vraie comme source de la Réalité est une idée-clé de la cosmologie de Jakob Boehme». La traduction récente de la Bible par André Chouraqui, après un très long travail de recherche interdisciplinaire, réconforte d’une manière quelque peu inattendue cette vision de Jakob Boehme. Le premier mot de la Genèse, traduit d’habitude par «au commencement» introduisait d’emblée le concept de temps, d’origine, en contradiction avec l’idée de non-temps caractérisant l’éternité. La traduction de ce mot hébraïque Béréshit par André Chouraqui est par elle-même d’une portée extraordinaire pour la compréhension même des textes bibliques. «En fait le mot hébraïque - écrit André Chouraqui - ne signifie pas Au commencement: il y a des mots pour exprimer ce concept. Sa signification est beaucoup plus concrète. Béréshit se compose de trois termes: Be: dans; Rosh: tête; it: désinence qui donne un sens abstrait au mot qu’elle termine». C’est donc, dans un sens à la fois concret et abstrait, que Elohim créa dans sa tête notre propre monde.


Dans le texte même du premier volume de la Bible il est écrit : «Elohim crée l’homme en sa forme / en forme d’Elohim il le crée» et ensuite «YHWH Elohim façonne / l’Homme, Adam, poussière du sol, Adamah». Il y a donc deux créations de l’homme: une dans l’imagination, dans la forme, l’autre créaturelle, par la poussière du sol. C’est bien l’imagination vraie qui est la source de toute Réalité. Mais, comme nous l’avons dit, l’univers de Jakob Boehme n’est pas prédéterminé. Dans cet univers d’auto-organisation chaque niveau de Réalité possède sa propre liberté. L’orientation du cycle septénaire n’est pas fixée d’avance. Le cycle septénaire peut avancer, reculer, s’interrompre même aux intervalles de discontinuité. En particulier tout processus peut s’arrêter au bout de la première triade du cycle septénaire, emprisonné dans le monde ténébreux de la roue de l’angoisse. L’imagination continue d’agir mais elle se pervertit, elle dégénère, elle engendre des monstres vains, sans consistance. Cette fausse imagination a autant de réalité que la vraie imagination. (…) Elle sépare et elle bloque le processus d’auto connaissance. Les images engendrent d’autres images, sans cesse, dans un mouvement infernal, où aucune image ne prend consistance. Le corps n’est plus engendré, le néant se nourrit du néant. On comprend ainsi pourquoi Boehme relie la fausse imagination à la vanité: «… la nature voudrait bien être délivrée de la vanité, afin de produire des formes célestes dans la sainte puissance». «Vanité» et «vide» (dans le sens de néant) sont intimement liés. La vanité, le vide, la fausse imagination représentent des forces agissantes, puissantes qui s’opposent à l’accomplissement du cycle septénaire, à la naissance du corps, de la lumière. Ne les voyons-nous pas agir à chaque instant dans notre vie de tous les jours? Mais nous ne devons pas nous laisser tomber dans le piège des connotations morales ou psychologiques. Dans la cosmologie de Jakob Boehme, comme le remarque Miklos Veto, la vanité «a un sens proprement métaphysique». La vanité est engendrée par une non-conformité, par un non respect de sa propre place dans les processus cosmiques. C’est la fausse imagination qui la maintient en vie – cette véritable vie de la mort. Mais, paradoxalement, la fausse imagination peut avoir un rôle constructif. Elle est comme une lumière noire qui nous permet de mieux voir la vraie lumière de la vie. Sans le combat titanesque, cosmique entre la fausse et la vraie imagination il ne pourrait pas y avoir d’accomplissement du cycle septénaire. Tout se résume à une question de place : la place de la fausse imagination est dans la roue de l’angoisse, étape nécessaire mais qui doit être dépassée pour qu’il y ait accomplissement. Quand cette place n’est plus respectée la destruction, l’anarchie, la mort s'instaurent. Dans un monde de la fausse imagination c'est la mort qui vit.

 

 

 

 
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